Ces jeunes ont brisé les plafonds de verre de l’enseignement supérieur

Les dispositifs d’égalité des chances permettent chaque année à des milliers de jeunes de s’exfiltrer des statistiques de l’échec.
 

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Le Monde
December 08, 2016
« Mes parents m’appellent “l’alien” », souffle Alice. Petite fée des technologies de l’information, diplômée de plusieurs masters, la jeune femme a officié au cœur des métropoles les plus dynamiques de France et d’Amérique du Nord dans des secteurs variés – l’industrie, le conseil, l’enseignement… Mais quand elle rejoint le bourg familial du sud-est de la France, son aura s’éteint sous le regard paternel. « Pour lui, ma carrière n’est pas compa­tible avec le fait d’être une femme. Ma place ­devrait être celle de ma mère : à la maison. » Jean-Michel, lui, se présente comme « fils de rien ou de si peu ». Destiné par l’éducation nationale à un CAP travaux forestiers et bûcheronnage, il décroche, de détours en chemins de traverse, une maîtrise de philosophie et un diplôme de troisième cycle en ressources humaines. Aujourd’hui, il est enseignant.
 

Signe indien

Comme eux, ils sont des dizaines à avoir témoigné sur Le Monde.fr de la bataille menée pour faire taire les voix qui leur répétaient que l’enseignement supérieur ne leur était pas destiné. Ce combat est aussi celui des Cordées de la réussite. Depuis 2008, 80 000 jeunes ont bénéficié de ce dispositif d’égalité des chances et fait mentir le signe indien d’une prétendue prédisposition sociale et psychologique qui leur interdirait les parcours d’excellence.

Quels sont les freins qui, parfois, dissuadent un jeune, à l’aube de sa vie adulte, d’envisager une grande école ou une université réputée ? « Les principales explications de la sélectivité ­sociale de ces concours restent l’autosélection sociale », avance Vincent Tiberj, docteur en sciences politiques, chercheur au Centre d’études européennes de Sciences Po. Les origines sociales, géographiques, le sexe ou une situation de handicap sont autant de facteurs d’explication. Qui souvent s’additionnent : selon un rapport de la Cour des comptes de 2010 sur « l’objectif de la réussite de tous les élèves », la France est l’un des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) où les destins scolaires et universitaires sont le plus fortement corrélés aux origines sociales et au statut culturel des familles.

« En France, le système scolaire triche avec les enfants en leur laissant croire qu’il suffit d’être un bon élève pour s’élever, analyse Chantal ­Dardelet, responsable du pôle égalité des chances de l’Essec, initiatrice il y a plus de dix ans du programme « Une grande école, pourquoi pas moi ? ». C’est inexact. Il est également nécessaire d’avoir acquis des compétences sociales, un bagage culturel, des codes, de maîtriser le “savoir être” en société ; il faut aussi avoir de la curiosité, être audacieux. » Autant de talents qui ne s’acquièrent pas sur les bancs de l’école, mais auprès de ses référents, de sa famille.

Codes sociaux

Les élèves issus de milieux populaires, de l’immigration ou de familles rurales peu diplômées peuvent ainsi être freinés par leur environnement. « Sans le vouloir, certaines familles rament à contre-courant des ambitions de leurs enfants », regrette Mme Dardelet. ­Elles ne transmettent pas les codes sociaux qu’elles ne soupçonnent pas et elles ignorent souvent les « différents types d’enseignements supérieurs, comment on y rentre, comment on se finance ». Hors du circuit par lequel leurs aînés ne sont jamais passés, « ces jeunes se ­disent : “Une grande école, ce n’est pas pour nous.” Une bonne raison pour ne pas se bouger… », souligne-t-elle.

Benjamin Blavier est le délégué général de Passeport avenir, une association qui travaille sur l’accompagnement des élèves de milieux défavorisés dans l’enseignement supérieur. Pour lui, « cette reproduction sociale est iden­tifiée et vieille comme Pierre Bourdieu », qui ­dénonçait dès 1970 les ravages de la reproduction sociale par l’école, dans La Reproduction, ouvrage cosigné avec Jean-Claude ­Passeron.

Mais les statistiques ne sont pas une fatalité. A condition d’un déclic, généralement une rencontre. Dans l’histoire de ces jeunes qui ­brisent leur plafond de verre, « il y a toujours une rencontre décisive », souligne M. Blavier. Karim, lycéen marseillais d’origine maghrébine, s’apprêtait à s’engager en IUT. Le jour de son inscription sur le système APB, un rendez-vous médical le contraint à se rendre chez son médecin de famille. Celui-ci boucle alors l’inscription de son propre fils sur le système informatique d’orientation. Plutôt que d’expédier son jeune patient, le médecin prend le temps de lui expliquer tout l’intérêt d’une classe préparatoire. Le lycéen découvre qu’il a le niveau. Cette consultation est un pied de nez au ­destin. Le jeune homme étudie aujourd’hui dans une grande école de commerce des ­Bouches-du-Rhône.

Ces rencontres, l’Institut Télémaque les ­provoque dès la classe de 5e. Les professeurs de 100 collèges sont invités à repérer les meilleursélèves boursiers et leur permettent d’établir un contact avec des tuteurs bénévoles, cadres supérieurs et cadres dirigeants. « Nous conduisons à se rencontrer des gens qui n’auraient ­jamais dû se croiser », expose Ericka Cogne, ­directrice générale de l’institut.

Fil d’Ariane

Sopharana, « boat people », a débarqué en France dans les bras de ses parents. Adolescent, il se voit devenir un soutien de famille. Il lui faut gagner de l’argent pour contribuer au quotidien et il vise « un emploi à la sortie du bac ». Mais des professeurs l’encouragent à poursuivre en mathématiques, lui expliquent les arcanes de l’enseignement supérieur français que ses parents ignorent : classes préparatoires, écoles d’ingénieurs, thèse… Ses enseignants lui glissent dans les mains le fil d’Ariane qui le conduira jusqu’au doctorat. Sa carrière est sur les rails.

Depuis dix ans, 5 000 jeunes ont été accompagnés par 1 500 mentors de Passeport avenir et exfiltrés des statistiques de l’échec. Les établissements partenaires des Cordées de la réussite ont accompagné en moyenne 10 000 jeunes par an sur huit ans. Pour encourager cet enseignement parallèle du « savoir être », les associations vont pouvoir compter sur leurs anciens. Après dix ans d’existence, ses premiers « alumni » (élèves du réseau repérés dans les collèges) vont intégrer le marché du travail et « 70 % veulent devenir tuteurs à leur tour », se félicite Ericka Cogne. Une ébauche de cercle vertueux.